lundi 28 avril 2025

L'appel de Cthulhu

Genius Loci

Prologue : sous la neige, les murmures

Arkham, Massachusetts —  1 Décembre 1927

La neige avait recouvert la ville d’un linceul silencieux.

Dans les rues désertées d’Arkham, seuls les grincements des arbres nus et les pas feutrés des rares passants osaient troubler la blancheur glacée. Charlotte Bouchard, emmitouflée dans un manteau de laine sombre, observait les flocons tomber avec une inquiétude contenue. De retour depuis peu d’une enquête éprouvante en Floride, elle espérait retrouver la quiétude de sa demeure, perchée sur les hauteurs gelées de Miskatonic Hill.

Mais le destin en avait décidé autrement.

Quelques jours après son retour, une lettre était arrivée, expédiée depuis Danvers. Froissée, mal fermée, griffonnée au crayon sur un papier à lettre banal — un message de détresse signé de la main tremblante de Nadia Belluni, son amie de toujours, célèbre romancière dont le dernier roman lui avait assuré un train de vie confortable. Mais une enquête sur l'histoire passé de la ville de Providence avait eu raison de son état mental.

« Danvers, le 26 novembre 1926
Ma chère Charlotte,
Tout recommence. Les visions, les murmures, l’ombre dans les couloirs… J’ai cru que ce serait un refuge, mais j’ai eu tort. Ils m’observent, ils lisent nos lettres, ils écoutent derrière les portes. Je ne peux plus dormir. Je ne peux plus penser. Cet endroit est mauvais. Quelque chose rôde ici, sous la pierre, derrière les murs. Et moi… je suis piégée.
Lorsque les phénomènes stellaires ont frappé cet été, tout m’est revenu avec une clarté effroyable. J’ai cru que la folie me reprenait, alors je suis venue ici, à l’Hôpital Psychiatrique de Danvers, pensant y trouver l’aide dont j’avais besoin. Mais j’ai commis une erreur terrible. Ils ne veulent pas me laisser partir. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis surveillée, épiée. Ce n’est pas un asile, c’est une prison.
J’ai dû supplier, ruser, pour faire passer cette lettre en secret. Ici, ils censurent tout. Je t’en prie, viens me chercher, avant qu’il ne soit trop tard. Mais surtout… ne viens pas seule. Ce serait une erreur fatale.
Que Dieu te protège, Nadia Belluni »

Le lendemain, un deuxième courrier. Impeccable, froid. Papier à en-tête de l’hôpital psychiatrique de Danvers. Texte dactylographié. Nadia y démentait tout ce qu’elle avait précédemment écrit. Elle affirmait aller bien. « Crise passagère », disait-elle. « Ne vous dérangez pas. »

Charlotte Bouchard
Mais Charlotte connaissait cette femme. Elle savait qu’elle ne tapait jamais ses lettres — par superstition ou par orgueil littéraire, elle écrivait toujours à la main, ou dictait à une dactylo. Ce changement de ton, de forme, et surtout l’absence de chaleur dans les mots, sonnait comme un avertissement déguisé.

Quelque chose se tramait à Danvers. Et Charlotte ne pouvait l’ignorer. Elle écrivit alors plusieurs lettres, chacune soigneusement rédigée à la lueur d’une lampe à huile, les mains tremblant autant de froid que d’angoisse. Il faisait toujours froid chez elle.

L’une fut envoyée à Nora Russo, détective privée à la réputation solide et au flair affûté, rencontrée quelques semaines plus tôt lors de l'affaire Hargroove.
Une autre prit la direction de Little Italie, à Alessandro Pietro, ancien soldat italien, vétéran désabusé mais loyal, croisé dans une situation qui avait failli coûter la vie à tous deux.
Une troisième, enfin, fut adressée à Frère Luke O'Malley, prêtre catholique irlandais, connu pour ses prêches contre le Mal et ses incursions audacieuses dans des domaines que même le Vatican ignorerait peut être.

La réponse de Frère O'Malley arriva quelques jours plus tard. L’écriture, ferme et inclinée, portait la détermination du vieil homme :

«New York, 4 décembre 1926 
Charlotte,
J’ai bien reçu votre lettre, cela m’a fait plaisir de recevoir de vos nouvelles, même si la presse vous avait un peu devancée. Je ne savais pas que Nadia était encore hospitalisée, j’espère que son état s’améliore. Après nos découvertes, j’ai du prendre du repos…
Le dispensaire me prend à présent beaucoup de temps, cependant dès que j’ai reçu le courrier je me suis organisé, bien sûr, pour venir vous aider. Je prendrai la route pour arriver chez vous dimanche en fin de journée, je dois juste m’enquérir d’une orpheline dont je vais avoir momentanément la charge. Nora Je ferai volontiers la connaissance de vos amis Nora et et Alessandro que je n’ai pas le plaisir de connaître.
Vu le ton de votre courrier, je vous recommande la prudence.
Je ne sais ce qui se présentera mais que Dieu vous garde. »

Ainsi allait entrer en scène Emma Clarence, artiste au regard trop lointain, aux mains tachées de peinture et d’encres noires, et à l’âme constamment tiraillée entre les mondes.

La neige continuait de tomber. Et quelque part, à l’est, l’hôpital de Danvers levait ses tours comme les doigts crochus d’un titan endormi.

Introduction

5 décembre 1927 – Demeure de Charlotte Bouchard, Arkham

Le froid mordait l’air du matin lorsqu’on entendit le crissement des pneus sur la neige gelée. Deux Ford-T, noires et râpeuses, remontèrent lentement l’allée du jardin endormi de Charlotte Bouchard. Sous les branches nues des érables givrés, les moteurs toussèrent avant de s’éteindre dans un soupir mécanique.

De la première descendit Frère Luke O’Malley, silhouette austère dans son costume noir impeccablement repassé, le col blanc de prêtre saillant. À ses côtés, une jeune femme au regard absent, presque égaré, observait les flocons tomber avec une fascination enfantine. Emma Clarence n’avait pas dit un mot depuis Boston.

De la seconde voiture surgit une tornade de lucidité glaciale : Nora Russo, trench coat gris, foulard épais, regard aiguisé comme une lame. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, comme si chaque recoin du jardin pouvait cacher un espion ou un mauvais présage.

Alessandro, vétéran de l'armée italienne
Une heure plus tard, le vrombissement d’un autocar venant de la gare fit lever quelques sourcils. Alessandro Pietro en descendit, drapé dans un long manteau sombre, usé par le temps, qui dissimulait à peine la teinte sable de sa vieille veste de soldat. Un long sac de cuir pendait à son épaule — lourd et rigide, il trahissait un contenu autrement plus inquiétant que des vêtements. Le fusil acheté à Tampa, sans doute.

Charlotte les accueillit avec un sourire sincère, mais un rien crispé. Elle savait à quoi elle les exposait — et qu’ils s’en souviendraient, pour le meilleur ou pour le pire.

Dans le salon chaleureux, la cheminée craquait doucement, faisant danser les ombres sur les murs tapissés d’ouvrages anciens. Les retrouvailles furent brèves, efficaces. On se serra la main, on échangea des regards lourds de sous-entendus. Emma s’était déjà éclipsée, furetant dans les pièces sans gêne, ouvrant tiroirs et vitrines, s’arrêtant sur une statuette précolombienne qu’elle fit sonner comme un jouet : un sifflet de la mort maya, que Charlotte récupéra sèchement avec un regard noir.

Mais l’attention se porta bien vite sur une feuille de journal laissée sur le guéridon du vestibule. La une de l’Arkham Journal, datée de quelques jours plus tôt, titrait :

"Un Trésor d’occultisme acquis par la bibliothèque d’Arkham"

Aucun mot sur Russo. Aucune mention de Pietro. Juste Charlotte, triomphante.
« Tiens donc, » lança Nora en haussant un sourcil. « L’héroïne fait sa pub ? »
« On dirait que certains aiment se faire oublier, et d’autres... briller, » grogna Alessandro en déposant son sac contre le mur.

Le repas qui suivit, fut savoureux Ce fut dans le salon, autour de quelques verres de cognac, que Charlotte partagea les lettres. L’authentique — griffonnée au crayon par Nadia Belluni, et la dactylographiée, glaciale et étrange. Les visages s’assombrirent.

Frère O’Malley murmura une prière pour l’âme perdue de Nadia. Il y voyait là un devoir de foi, une croisade contre l’obscur. Nora, quant à elle, reconnut entre les lignes certaines phrases évoquant un événement survenu à Wexton, quelques mois plus tôt. Alessandro, en silence, posa une main sur son sac. Il n’avait rien à dire — mais il venait. C’était suffisant. Emma, pendant ce temps, dessinait distraitement un visage sans yeux évoquant le sifflet maya.

Le départ fut fixé au lendemain matin, à l’aube. La route vers Danvers, deux heures à l’est, serait difficile sous la neige — mais probablement moins que ce qui les attendait derrière les murs de l’hôpital.

***

Scène 1 - Nuit agitée à Arkham

Nuit du 5 au 6 décembre — Demeure de Charlotte Bouchard, Arkham

La neige avait cessé de tomber sur Arkham, mais les bruits de la ville restaient étouffés sous son manteau pesant.. En fin de soirée, Charlotte proposa à chacun de passer la nuit chez elle, afin de partir tôt vers Danvers le lendemain. Elle avait prévu les choses avec méthode : Emma Clarence s’installa dans l’ancienne chambre de sa cousine, remplie de livres d’anthropologie et de croquis poussiéreux, tandis que Nora Russo prit ses quartiers dans la pièce attenante, minimaliste et froide mais confortable.

Frère O’Malley et Alessandro Pietro, quant à eux, installèrent leurs couvertures dans le salon, près de la cheminée dont les braises rougeoyaient encore. À mesure que les rires s’éteignaient et que le sommeil gagnait les plus terre-à-terre, le silence de la maison reprit ses droits.

Mais dans l’ombre, quelque chose d’autre veillait.

Tandis que la maisonnée glissait dans le repos, Frère O’Malley restait éveillé, assis en tailleur devant le feu mourant. Dès son arrivée, un malaise diffus l’avait oppressé — une impression de présence, une sensation de froid et d'ancienneté. Il ne pouvait l’ignorer.

Frère Luke O'Malley
À voix basse, il entama alors une cérémonie de purification, prières latines et versets murmurés, encens allumé à l’abri des regards. Il tenait dans la main une petite croix d’argent ternie, qu’il avait portée au front de possédés, naguère.

Mais ce qui se manifesta ne venait pas du Ciel.

Un frisson glacé traversa soudain la pièce. Les murs semblèrent se contracter. Les ombres ondulèrent comme prises dans un courant invisible. Puis, avec un fracas soudain, deux vitres du rez-de-chaussée explosèrent comme si une force invisible les avait percutées de l’extérieur. Le vent s’engouffra avec un hurlement, balayant les papiers et faisant claquer les portes.

La lumière sauta.

Les cris fusèrent à l’étage. Nora bondit hors de sa chambre, revolver à la main. Alessandro attrapa son sac d’un geste vif. Charlotte, haletante, descendit les escaliers avec une lampe-tempête. Emma… était introuvable.

La confusion régna quelques minutes.

Puis on retrouva Emma Clarence dans le cabinet de travail de Charlotte, les doigts noirs d’encre, fouillant les tiroirs, contemplant une statuette olmèque avec une fascination inquiétante.

« Tu n’as pas à fouiller chez moi, Emma. » grogna Charlotte.

Frère O’Malley, toujours assis, les yeux mi-clos, murmura :

« Il y a… quelque chose ici. Une empreinte ancienne. Quelque chose a marqué ces lieux. Je n’ai pas voulu déranger, seulement purifier. Mais… elle m’a vu. »

Charlotte éclata. Les nerfs à vif, elle accusa le prêtre d’avoir provoqué cet événement, d’avoir osé pratiquer un rituel occulte sans son autorisation. Les éclats de voix résonnèrent dans le hall. Alessandro et Nora restèrent en retrait, visiblement mal à l’aise. Ils n’avaient jamais vu Charlotte perdre ainsi son sang-froid. Finalement, Frère O’Malley, toujours calme malgré la tension, posa une main sur l’épaule d’Emma.
« Nous allons passer la nuit à l’hôtel. Nous reviendrons à l’aube pour le départ. Mais je ne saurais ignorer ce que j’ai ressenti ici… Il y a une mémoire ancienne, Charlotte. Quelque chose sommeille entre ces murs. »

La porte se referma doucement derrière eux. Charlotte, restée seule dans son salon glacé, le regard rivé sur les vitres brisées, sentit un doute s’insinuer : et si son amie Nadia n’était pas la seule à entendre des murmures ? Son œil gauche vira au bleu glacial un court instant.

***

Scène 2 - Vers Danvers

Lundi 6 décembre 1927 — Arkham, puis Danvers

Le soleil d’hiver baignait les toits d’Arkham d’une lumière pâle et glaciale lorsque Frère O’Malley et Emma Clarence se présentèrent à la demeure de Charlotte Bouchard. Le souvenir des vitres brisées et des tensions de la veille n’avait pas quitté les esprits — et bien que les salutations soient polies, l’air était lourd de non-dits.

Alessandro, silencieux et efficace, passait les premières heures du jour à barricader les fenêtres endommagées avec des planches tirées de la remise du jardin. Le marteau frappait le bois avec régularité, rythmé par le vent sec venu du nord.

Ce n’est qu’à dix heures passées que les deux Ford-T prirent la route de Danvers, engoncées dans la vapeur blanche des moteurs, les pneus crissant sur la neige gelée. En tête du convoi, Charlotte chevauchait sa moto Indian Scout, sa silhouette profilée découpant la route comme une lame dans la brume. Sa chevelure châtain clair disparaissait sous un casque de cuir sombre, les yeux dissimulés derrière des lunettes teintées.



La route, quoique enneigée sur les bas-côtés, était dégagée, et la petite caravane mécanique atteignit Danvers peu avant midi.  Après quelques hésitations, ils garèrent les véhicules près d’un dîner local, une bâtisse en briques rouges surmontée d’une enseigne de tôle : "Clarke’s Diner — Established 1911"

À l’intérieur, la chaleur fut la bienvenue. Ils s’attablèrent dans un coin tranquille et savourèrent un repas simple mais réconfortant : soupe de palourdes crémeuse, servie avec des crackers, filet de poisson frit, croustillant et délicat, une généreuse tarte aux pommes, encore tiède, et un café noir pour sceller le tout.

La conversation resta prudente d’abord, mais les visages s’apaisèrent peu à peu. Emma semblait calme — trop calme, peut-être — et se contenta de siroter son café en fixant l’horloge du mur. Nora, toujours pragmatique, finit par proposer :

« L’hôtel en face ferait l’affaire. Autant poser nos affaires. Si on doit rester plus longtemps ici, autant ne pas dormir dans les bagnoles. »

L’établissement en question, de l’autre côté de la rue, arborait une façade vieillissante mais digne : The Hawthorne Inn

Un nom classique pour un hôtel typique de Nouvelle-Angleterre, avec ses boiseries sombres, ses tapis élimés et son comptoir en chêne. Après avoir réservé trois chambres, le groupe monta déposer ses affaires. Chacun prit un moment pour se détendre, changer de chaussures, charger une arme discrètement.

Au rez-de-chaussée, le réceptionniste — un homme d’une cinquantaine d’années au regard un peu vague — leur indiqua, à leur demande, la route menant à l’hôpital psychiatrique :

« Vous prenez la route de la vieille scierie, puis vous suivez les panneaux et passer le vieux pont. Ça grimpe un peu, et c’est pas bien déneigé là-haut. L’hôpital se trouve à une heure d’ici, peut-être un peu moins si vous êtes chanceux. Mais vous devriez partir avant que le jour tombe. Là-bas… c’est pas l’endroit où on aime se promener la nuit. »

Son regard se fit plus fuyant. Il ajouta, comme pour lui-même :

« On dit que les hurlements se sont arrêtés y a quelques années. C’est encore pire depuis. »


***

Scène 3 - Le pont

Lundi 6 décembre — En route vers l’Hôpital de Danvers

Le soleil avait entamé sa lente descente vers l’horizon lorsque les véhicules reprirent la route, quittant Danvers pour les hauteurs où se dressait, solitaire, le Danvers State Hospital. 

La lumière devenait rasante, presque dorée, traçant de longues ombres sur la route étroite bordée de pins noirs. Le silence se fit plus profond à mesure qu’ils s’éloignaient des dernières maisons, remplacé par le crissement des pneus sur le givre et le gémissement occasionnel du moteur.


C’est alors qu’ils atteignirent le pont de pierre — un vieux passage moussu qui enjambait un ruisseau de taille respectable à demi gelé. Charlotte, en tête sur sa moto, le franchit rapidement sans s’attarder. Mais à bord de la première Ford, Frère O’Malley ralentit à la demande d’Emma, qui fixait un point dans la neige, les yeux écarquillés :

« Là… rouge. Juste là… »

Alessandro, dans la seconde voiture, avait déjà vu ce que désignait Emma. Il demanda à Nora de s’arrêter. Tous descendirent, attentifs, un frisson dans le dos. Sur la rive droite du pont, à moitié recouvert par la neige, un morceau de bandage rouge sombre garnissait un buisson mort. Le tissu semblait ancien, taché de sang encore brunâtre. À côté, posée contre un rocher moussu, une pierre ronde portait une inscription gravée maladroitement, presque au couteau :  "Il nous entend."

Le silence alentour se fit lourd. Le vent ne soufflait plus. Les pins, figés dans la lumière dorée, semblaient observer les intrus. La jeune médium restée un peu en retrait, fixait les frondaisons avec intensité. Sa main serrait le petit médaillon égyptien qui ne la quitter jamais. Elle murmura, sans vraiment s’adresser à personne :

« Il n’est pas encore là. Mais il sait. »

Le froid sembla plus mordant soudainement. Puis, sans avertissement, la porte de la Ford de Nora claqua violemment. Tous sursautèrent. Le bruit résonna dans la forêt comme un coup de tonnerre. Il n’y avait pas de vent. Rien qui aurait pu justifier ce mouvement. Frère O’Malley, le visage fermé, ramassa le bandage et le roula dans un mouchoir qu’il glissa dans sa sacoche. Son ton fut sans appel :

« En route. Charlotte a pris de l’avance. Et… ce n’est pas un endroit pour s’attarder. »

Nora, les yeux toujours rivés sur la portière qui venait de se refermer seule, lança à Alessandro :

« Il n’y avait pas un souffle d’air. Comment… ? »

Alessandro, le regard perdu vers la cime des arbres, murmura simplement :

« C’est comme en Floride. Ça recommence. »

Sans un mot de plus, ils regagnèrent les voitures. Le convoi reprit sa lente ascension, laissant derrière lui le pont de pierre, la pierre gravée, et le souvenir pesant d’un avertissement tombé dans l’oubli.

***

Scène 4 - L’Hôpital de Danvers

Lundi 6 décembre — Fin d’après-midi, Hathorne Hill

Les deux Ford-T progressèrent lentement à flanc de colline, les pneus peinant parfois à mordre dans les virages verglacés. La forêt s’éclaircissait peu à peu et, au détour d’un coude, les grilles en fer forgé du Danvers State Hospital apparurent, massives, invitantes comme une gueule de bête.

Devant les grilles, Charlotte attendait, sa moto arrêtée au pied d’un garde aux épaules larges, emmitouflé dans une épaisse veste d’hiver. À la ceinture, une matraque de bois noir pendait, polie par l’usage. Son regard se fit dur et soupçonneux à la vue de la caravane mécanique.

Charlotte descendit de sa moto et alla à la rencontre de ses compagnons, leur relatant brièvement l’échange froid qu’elle venait d’avoir avec le gardien. Frère O’Malley, bandage ensanglanté en poche, s’avança à son tour :

« Nous venons visiter une patiente. Nadia Belluni. »

Après un silence pesant et un regard scrutateur, l’homme finit par ouvrir les grilles à contre-cœur, tournant une lourde clef dans une serrure rouillée. Le grincement métallique résonna dans les arbres nus.

Les véhicules s’engagèrent dans l’enceinte de l’hôpital, roulant lentement à travers le parc enneigé. Puis, la silhouette du bâtiment principal se dévoila peu à peu : un immense édifice gothique, flanqué d’ailes rigides et dominé par une tour centrale, se dressait comme une chauve-souris aux ailes déployées. Le ciel bas, l’épaisseur des murs et la pierre noire tachée par les âges donnaient à l’ensemble un aspect lourd, presque menaçant.

Autour du bâtiment, des constructions secondaires se mêlaient à des bosquets sombres. Les arbres, pour la plupart décharnés, jetaient des ombres griffues sur la neige.

À l’ouest, un vaste bassin ovale occupait le flanc de la colline. Son eau figée, d’un bleu-gris presque métallique, ne reflétait rien d’autre qu’un ciel sans lumière. En contrebas, à l’est, un amphithéâtre moderne, à demi circulaire, s’ouvrait vers l’horizon. L’ensemble paraissait étrangement dissonant, comme si plusieurs époques et volontés s’étaient télescopées.

Sur le parking désert, une ambulance grise était stationnée. Un mécanicien en tenue sombre s'affairait sous le capot, indifférent à l’arrivée des visiteurs.



Les investigateurs se garèrent dans l’espace prévu à cette effet. Leurs bottes craquèrent sur la neige dure. À peine descendue de la voiture, Emma s’éloigna sans un mot, son regard attiré par le lac. Elle marchait avec la lenteur de ceux qui écoutent des voix que d’autres n’entendent pas. Alessandro, en vieux soldat, capta immédiatement l’étrangeté de son comportement. Il la suivit sans poser de question.

Nora Russo, les mains dans les poches de son trench, s’approcha de Charlotte et Frère O’Malley :

« Je vais rester ici. Veiller sur les deux autres. On ne sait jamais. »

Charlotte hocha la tête, reconnaissante, mais déjà tendue. Le regard qu’elle jeta à l’hôpital disait tout : c’est là-dedans que ça commence vraiment.

Les trois échangèrent un dernier regard, puis Charlotte et Frère O’Malley gravirent les marches du perron. Les portes en chêne massif s’ouvrirent lentement dans un gémissement sinistre, engloutissant les deux visiteurs dans l’ombre glaciale du bâtiment.





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