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vendredi 2 mai 2025

L'appel de Cthulhu

Genus Loci 2

Episode précédent : Genus Loci 1

Scène 5 - Au sein de l’institution

Lundi 6 décembre — Intérieur de l’hôpital psychiatrique de Danvers

Dès qu’ils franchirent les lourdes portes, Charlotte Bouchard et Frère O’Malley furent frappés par un étrange contraste. Le vaste hall de l’hôpital était éclairé chaleureusement, du moins en apparence. Un grand sapin de Noël trônait dans un angle, décoré avec soin : boules rouges, guirlandes scintillantes, petites figurines en bois peint. Il était même surmonté d’une étoile dorée qui clignotait doucement. À quelques mètres de là, un piano droit, d’un noir brillant, attendait son pianiste près d’un fauteuil capitonné.

Mais l’ensemble ne rassurait pas. Tout sonnait faux.

Le parquet, trop propre, résonnait creux sous leurs pas. Le sapin sentait plus le plastique que la forêt, et ses lumières semblaient trop vives, comme si elles tentaient désespérément de chasser quelque chose. Le piano évoquait non pas un instrument de musique, mais un objet de cinéma, comme mis là pour une mise en scène.

« On dirait qu’ils fêtent Noël aussi… » souffla Charlotte, sans masquer son malaise.

Le sentiment d’être observés persistait. Pas par les caméras de sécurité — il n’y en avait pas — mais par le bâtiment lui-même. Chaque fenêtre grillagée évoquait un œil sans paupière, chaque lampe suspendue semblait vibrer comme une pupille dilatée. Les décorations de fête, loin d’apporter du réconfort, accentuaient cette sensation : le masque souriant d’un monstre.

L'infirmière postée à l'accueil n'est guère avenante.

Derrière le comptoir d’accueil, une infirmière en uniforme blanc les observait déjà, les lèvres pincées, l’attitude hostile. Lorsqu’elle se leva, Charlotte vit immédiatement la mutilation : la moitié de l’oreille gauche arrachée, comme si une mâchoire humaine ou animale s’y était attaquée avec une rage primitive. L’infirmière, impassible, ne tenta pas de le dissimuler. Elle demanda simplement, d’un ton sec :

« Nom de la patiente ? »
« Nadia Belluni. Nous venons la voir. »

Un silence. Un battement de cils. Puis elle hocha la tête, griffonna quelques mots sur un registre, et annonça :

« Le docteur Berger va vous recevoir. »

Elle se détourna aussitôt, les menant vers une aile latérale par un couloir où la lumière se faisait plus blafarde, plus clinique. Le sapin clignota une dernière fois derrière eux, comme pour les avaler du regard.

***

Scène 6 - Possession

Lundi 6 décembre — parc de l’hôpital

Alors que Charlotte et Frère O’Malley disparaissaient dans l’immense bâtiment de l’hôpital, Nora s’ébroua un instant, comme si l’air lui paraissait plus froid que quelques secondes plus tôt. Elle se retourna vers Alessandro et Emma, déjà en route vers le petit lac gelé et l’amphithéâtre adjacent. Ils semblaient attirés par quelque chose.

À peine avait elle fait trois pas qu’une force invisible la projeta violemment au sol. La neige amortit sa chute, mais la douleur fut bien réelle. Surprise, elle se redressa précipitamment, son manteau parsemé de givre. Elle balaya du regard l’espace derrière elle. Rien.

Personne, si ce n’est le mécanicien de tout à l’heure, toujours absorbé par l’ambulance, sans même avoir levé les yeux. Nora fronça les sourcils, frissonna malgré elle, puis se hâta vers ses compagnons.

Alessandro s’était assis nonchalamment sur un des gradins en pierre de l’amphithéâtre, allumant une cigarette, toujours en surveillance. Face à lui, Emma, debout au bord du lac, faisait lentement osciller un petit pendule en argent, le regard plongé dans les eaux d’un bleu gris métallique. Une brise glacée effleura les pins noirs qui bordaient la rive: un bruissement sinistre.

Alessandro s’interrogea un instant : d’où diable sortait-elle tous ces trucs ?

C’est à ce moment précis qu’une bourrasque violente se leva, soulevant la neige dans un tourbillon hurlant. La surface du lac, lisse comme un miroir jusqu’alors, ondula étrangement, comme si quelque chose, en dessous, avait bougé.

Emma chuta, d’abord à genoux, puis à quatre pattes, les doigts crispés dans la neige. Son pendule roula au sol, oublié. Alessandro, alerté, écrasa son mégot et se leva d’un bond. Il courut vers elle, Nora surgissant à sa suite, le visage fermé d’inquiétude. À mi-chemin, il vit l’impensable.

La peau d’Emma se fendait en lignes violettes, comme si des coutures invisibles craquaient de l’intérieur. Son bras gauche se tordit à l’envers, grotesque, désarticulé. Sa bouche s’ouvrit démesurément, et sa mâchoire se désarticulant comme celle d’un serpent. De sa gorge jaillit un grognement infâme, à mi-chemin entre le râle d’un noyé et le ricanement d’un dément.

Alessandro porta la main à son arme, mais resta figé, fasciné et terrifié à la fois. Emma, désormais méconnaissable, progressait à quatre pattes par saccades, comme tirée vers le lac par des fils invisibles. Puis elle parla, ou plutôt vomit des mots :

« Ils… m’ont… mâchée… »

Elle crache un liquide sombre et croupi :

« Vous sentez ? L’eau… dans les poumons… et leurs dents… »

Elle rit, un son affreux :

« Mais vous… vous allez nager avec moi. Là où Il attend. »

Elle pointe le lac d’un doigt aux articulations renversées. Alessandro bondit, l’attrapant par les épaules pour tenter de la plaquer au sol, luttant contre une force surnaturelle. À sa vive surprise, c’est elle qui le tirait vers l’eau, avec une force inhumaine.

Nora hésita, pétrifiée, puis se ressaisit, se jeta à son tour sur Emma. À deux, ils parvinrent à la retenir, à la détourner de la rive. La créature en elle se débattait avec une rage insensée, comme possédée par la volonté de quelque chose d’attentif… d’affamé.

Son visage se tordit dans un angle impossible, les yeux révulsés. Elle vomit une bile noire, mêlée de cheveux poisseux, et cracha une dent humaine, ensanglantée, en plein visage d’Alessandro. Ce fut la goutte de trop. Le soldat leva le poing et l’abattit violemment sur la tempe d’Emma, dans un cri de désespoir, non pour lui faire mal, mais pour l’arracher à ce qu’elle devenait.

Elle s’effondra, inconsciente.

Mais au moment même où elle sombrait, une décharge psychique d’une violence inouïe explosa dans l’air, projetant Nora et Alessandro à plusieurs mètres, comme balayés par une onde de choc invisible.

Puis… Le silence.

Un silence terrible, pesant. Seul le souffle du vent et le craquement de la glace en bordure du lac troublaient la scène. Ce fut alors que retentirent des sifflets stridents, perçant l’air gelé. Des gardiens arrivaient en courant, attirés par l’agitation.

***

Scène 7 - Entretien avec le docteur Berger

Lundi 6 décembre — Bureau du Dr. Berger

L’infirmière guida les Charlotte et Frère O’Malley jusqu’à la porte d’un grand bureau. Elle y toqua sèchement, et une voix forte, empreinte d’autorité, les invita à entrer.

Le Dr James Berger était un homme austère, au visage fermé, approchant la cinquantaine. Il portait une blouse blanche parfaitement repassée et tenait un porte-bloc contre sa hanche. Son bureau était spacieux, orné de nombreux diplômes encadrés, de placards débordant de dossiers et d’un tableau particulièrement dérangeant représentant saint Georges face au dragon. Mais dans cette version, c’était le dragon qui mutilait le saint, dont le cheval, éventré, gisait dans un coin de la toile. Le style flamand donnait à l’ensemble un aspect répugnant

Sur le mur opposé, on distinguait une photographie de presse encadrée : un Dr Berger plus jeune y serrait la main d’un homme plus âgé, souriant, portant des lunettes rondes, devant le bâtiment administratif de l’hôpital. En légende, on lisait : « Le Dr James Berger prend la suite du Dr William Shine à la tête de l’hôpital psychiatrique de Danvers. »

Lorsque Charlotte et Frère O’Malley évoquèrent Nadia Belluni, le directeur leur répondit d’un ton calme, presque paternel, ponctué de pauses mesurées et de détails techniques destinés à légitimer son discours.

« Mademoiselle Belluni présente un trouble dissociatif avec épisodes psychotiques. Un cas, disons… complexe. Elle s’est d’abord plainte d’insomnies, mais ses hallucinations ont rapidement pris le dessus.»

Il soupira avec affectation.

« Elle évoque des choses qui la suivent, qui lui parlent la nuit. Un tableau classique de psychose crépusculaire. »

Lorsque le prêtre lui demanda quels étaient précisément les symptômes, Berger feuilleta un dossier épais, griffonné en marge.

« Elle alterne des phases de lucidité – mais trompeuse – avec des accès de violence extrême. La semaine dernière, elle a arraché un lavabo en hurlant que des tentacules sortaient des murs. »

Il sortit alors quelques photos où l’on distinguait des dégâts impressionnants.

« Voyez ces blessures à ses poignets… auto-infligées, dit-elle, pour échapper à ses démons. »




Charlotte, visiblement troublée, rappela au médecin que Nadia était venue ici de son plein gré, et qu’elle souhaitait désormais sortir. Le directeur secoua doucement la tête.

« Hélas, son consentement initial a été invalidé par son état. »

Il ouvrit un code fédéral de santé publique à une page marquée.

« L’article L.3212-1 prévoit qu’un patient peut être retenu s’il représente un danger pour lui-même ou autrui. Hier, elle a tenté de poignarder un infirmier… Voulez-vous vraiment qu’elle sorte dans cet état ?»

Frère O’Malley insista sur le changement de ton entre les deux lettres reçues. Le médecin esquissa un sourire fatigué.

« La première a été écrite en plein délire paranoïde. La seconde, dictée à l’un de nos internes, reflète mieux son état stabilisé. » Il baissa légèrement les yeux. « Les malades mentaux rejettent parfois leurs proches. Ce n’est pas leur cœur qui parle… c’est la maladie. »

Charlotte, de plus en plus tendue, demanda sur quels droits exacts reposait cette rétention. Berger sortit alors un formulaire officiel.

« Une ordonnance de justice à la demande du médecin traitant, signée de ma main. Tout est en règle. »

Il se redressa lentement.

« Et si vous persistez dans vos insinuations, je me verrai contraint de signaler votre comportement au procureur. La justice comprend nos méthodes. »

Alors que le ton montait, Charlotte demanda, la voix serrée, s’il était au moins possible de la voir. Berger se tressaillit légèrement, croisa les bras, puis acquiesça.

« Je vous autorise un bref entretien, à condition qu’il se fasse sous escorte. Deux aides-soignants vont vous accompagner jusqu’à sa cellule. »

***

Scène 8 - Visite de Nadia

Lundi 6 décembre — Aile J de l’hôpital

Comme convenu deux aides-soignants revêches et peu bavards ouvrirent la marche, escortant Charlotte et Frère O’Malley à travers les couloirs sinueux du complexe. Ce dernier avait le sentiment que les deux hommes prenaient des chemins détournés afin de les empêcher de se souvenir du trajet. Ils traversèrent ainsi plusieurs services, chacun plus sombre que le précédent. À mesure qu’ils progressaient, la tension monta d’un cran. La lumière des néons bourdonnait faiblement, projetant une clarté pâle sur des murs où la peinture s’écaillait par plaques. Les patients, d’abord apathiques ou somnolents, semblaient devenir de plus en plus agités, leurs visages creusés par l’angoisse, leurs gestes brusques et erratiques.

Lorsqu’ils atteignirent enfin l’aile J, l’atmosphère se fit suffocante. Un brouhaha continu y régnait : des hurlements rauques, des sanglots secs, des éclats de rire incohérents résonnaient régulièrement, martelant les nerfs des deux visiteurs. L’odeur d’antiseptique saturait l’air, mais peinait à couvrir une puanteur plus organique, plus crue : urine, excréments, sueur acide, et quelque chose d’indéfinissable, de corrompu. Si la souffrance et le désespoir avaient une odeur, Charlotte était certaine que ce serait celle-là.


Ce qui frappa Charlotte, ce fut les mutilations des internés. Des doigts manquants. Des mains atrophiées. Parfois, des membres entiers absents, remplacés par des moignons bandés. La peau de nombreux pensionnaires portait les stigmates de blessures profondes : cicatrices ouvertes, balafres fraîches, chairs tuméfiées.

Frère O’Malley, observateur et silencieux, ne manqua pas de remarquer que ces marques n’étaient pas l’apanage des seuls patients. Les membres du personnel, eux aussi, semblaient porteurs de blessures étranges : une cicatrice ancienne dissimulée sous un col, un pansement mal fixé à la base du cou, des doigts raides comme si brisés puis mal ressoudés. Ces traces, mal dissimulées, formaient une toile de fond insidieuse.

Lorsque Charlotte s’approcha d’un patient resté immobile, elle crut d’abord qu’il dormait debout. Il portait une blouse d’hôpital bien trop grande, et ses yeux, d’un vide insondable, ne semblaient fixer aucun point précis. Pourtant, au moment où elle passait à sa hauteur, il tourna la tête vers elle et murmura d’une voix à peine audible:

« Je suis parti d’ici il y a trente ans… alors pourquoi suis-je encore là ? »

Elle s’arrêta net, le souffle coupé. Frère O’Malley s’interrompit à son tour. Mais déjà, l’homme n’était plus là. Plus une trace, ni sur les murs, ni au sol. L’espace où il se tenait quelques secondes plus tôt n’abritait qu’un mur froid et vide. Les aides-soignants, eux, poursuivirent leur marche sans un mot, comme s’ils n’avaient rien vu. Comme si cela arrivait… souvent. Charlotte échangea un regard inquiet avec le prêtre. L’aile J n’était pas seulement un lieu de souffrance ; elle était saturée de quelque chose de plus sombre, de plus ancien… Une folie rampante, comme l'écho d'un mal ancien.

Enfin, leurs guides s’arrêtèrent devant une lourde porte en métal percé d’un hublot à la vitre épaisse à sur laquelle ils donnèrent un coup de matraque qui résonna lugubrement. Un visage déformé par le verre apparut et un loquet joua. La porte s’ouvrit sur un vaste espace : le quartier des patients si dangereux qu’ils étaient mis à l’isolement.



A suivre …

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